samedi 29 novembre 2014

L'Europe des écrivains - la Turquie (reportage)

Mustafa Kemal (Salonique, 1881 – Istanbul, 1938) a proclamé la République de Turquie sur les ruines de l’Empire Ottoman. Il a complétement réinventé la société turque : développement de la laïcité des institutions, mise en place du code civil et du droit de vote pour les femmes, remplacement de l’alphabet arabe par l’alphabet latin et suppression pure et simple de nombreux mots issus de  l'arabe ou d'origine perse. Un pays qui s’est véritablement modernisé à marche forcée. En 1938, à la mort de Kemal, les gouvernements se succèdent mais ne parviennent pas à garantir la stabilité du pays, qui s’enfonce dans la violence et le chaos : crises économiques chroniques, inflation et chômage de masse. C’est la guerre froide, qui oppose la droite nationaliste et la gauche radicale. L’armée, soutenant les valeurs kemalistes, intervient régulièrement et engendre trois coups d’État (1960, 71 et 80), écrasant brutalement les gauchistes. Les fractures se sont creusées au cours des années 90 : fractures ethniques, fractures identitaires, interdiction des partis musulmans. Le port du foulard islamique devient un enjeu politique majeur dans ce contexte. 

En 2002, une page de la Turquie se tourne : le parti de la justice et du développement ou AKP (parti de centre-droit) emporte les législatives et forme pour la première fois un gouvernement conservateur d’inspiration islamique. Des réformes sont mises en place, l’armée perd de son influence et l’économie progresse. Ce parti sera réélu en 2007 et 2011. Mais l’antagonisme demeure entre la culture militaire et la culture conservatrice, toutes deux par ailleurs aussi autoritaires l’une que l’autre. Aujourd’hui, la Turquie veut donner l’image d’un islam sunnite homogène, mais c’est sans tenir compte de 10 à 30 % de la population appartenant au mouvement aléviste (issu en partie de l'islam chiite, tout en introduisant des éléments chamanistes et soufies, voire chrétiens et même judaïques). Toute une partie de la population, dont la jeunesse, exprime depuis quelques mois leur colère envers un gouvernement trop conservateur et veulent faire entendre leurs revendications, dont celle d’un plus grand espace de liberté. 

Trois écrivains radiographient l’âme de la Turquie, située aux confins de l’Europe et au seuil de l’Asie mais n’appartenant ni à l’une ni à l’autre.

Sema Kaygusuz (née à Samsun en 1972) est d’origine juive, kurde et alévie. Son œuvre résonne de cet héritage mêlé et des légendes orales et autres contes mystiques. Elle reproche au gouvernement d’avoir mis à l’écart les religions non-musulmanes ou les courants de l’Islam n’appartenant pas à l’Islam Sunnite. Tout le tissu social a été turquifié, alors que les différentes communautés vivaient plus en harmonie dans le passé. Sa grand-mère paternelle fut une rescapée du grand massacre de DERSIM en 1937. Cette répression brutale des kurdes révoltés contre le gouvernement d’Ankara et sa politique d’assimilation des minorités a conduit aux décès de plus de 15.000 personnes en une semaine. Un massacre qui est resté tabou pendant plus de 70 ans, comme ce fut le cas concernant le génocide des arméniens de l’Empire Ottoman. Aujourd’hui, cette reconnaissance est devenue un enjeu national et identitaire de la mémoire collective et la Turquie commence depuis quelques années à faire ce travail de reconnaissance. Pour Sema Kaygusuz, la Turquie est devenue un pays qui se rappelle.

Orhan Pamuk (né à Istanbul en 1952) regrette également la diminution du métissage de la population, beaucoup plus présent dans le passé. Il a la nostalgie du vieil Istanbul dans lequel déambulaient arméniens, grecs et juifs, même si on devine encore leur présence à travers les traces du passé dans la ville. Au début du 20e siècle, la moitié de la population d’Istanbul était musulmane. Aujourd’hui, le pourcentage s’élève à 99%. Il est opposé à cette construction de l’identité turque se basant sur le conservatisme, imposant une homogénéité qui ne tiendrait pas compte des réalités. Il y a de la place pour toutes les influences, qui peuvent se côtoyer sans conflit si seulement les politiciens n’attisaient pas les différences dans une perspective électorale. En 2005, l’auteur reconnait ouvertement la culpabilité de la Turquie dans les massacres kurdes et le génocide arménien, ce qui lui vaudra des poursuites sur le plan pénal, pour accusation d’outrage à l’identité turque. Il sera contraint de quitter le pays un certain temps et de vivre sous protection policière. Pour Orhan Pamuk, qui se proclame gauchiste intellectuel de la classe moyenne, le métier d’écrivain est de pouvoir capter la souffrance des gens différents de soi, en essayant de comprendre et non de rejeter le radicalisme et le fondamentalisme. Pour lui, l’art du roman repose sur une base humaine fondamentale qui est la compassion. L’avenir de la Turquie ne sera possible qu’avec davantage de compréhension entre les progressistes et les conservateurs.

Elif Shafak (née à Strasbourg de parents turcs en 1971) écrit parfois directement en anglais, ce qui lui sera sévèrement reproché par les nationalistes, qui l’accuse d’abandonner sa langue natale. Comme s’il fallait absolument choisir entre le turque et l’anglais. Comme la langue a été nationalisée, elle s’est fortement appauvrie puisque de nombreux mots anciens, d’origines diverses, ont été supprimés pour garantir la pureté de la langue. Elif Shafak continue toujours à utiliser les anciens mots pour enrichir son écriture et rejette absolument cette polarisation linguistique (langue ancienne contre langue moderne). Pour l’auteur, le grand problème de la Turquie est la question de l’identité. Qui sommes-nous ? Orientaux ? Occidentaux ? Pourquoi cette difficulté à conjuguer ces deux influences au lieu d’apprécier cette richesse ? Tout au long de la construction de l’État-nation, les identités minoritaires ont été différenciées et marginalisées or on doit apprendre à respecter l’autre, même si nous n’avons pas la même opinion que lui. Elif Shafak plaide pour la tolérance et le respect de la liberté d’expression et a le sentiment de se situer dans un entre-deux, sans jamais appartenir complètement à une catégorie ou une autre.


La Turquie d'Orhan Pamuk, Elif Shafak et Sema Kaygusuz - Collection L'Europe des écrivains
Réalisation : Mathilde Damoisel
Documentaire - 52 minutes
Coproducteur : Arte France


L’émission « L'Europe des écrivains : la Turquie » a été diffusée le 22/10/2014 sur Arte. Ce programme est toujours disponible en vidéo à la demande ou DVD.

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