dimanche 26 août 2012

La vie tranquille de Marguerite Duras

Ce deuxième roman, écrit entre 1942 et 1944, s’inscrit dans une période trouble pour M. Duras, déjà fort éprouvée par des deuils successifs mais qui connaît aussi à cette époque les aléas de l’amour et de la guerre. Un titre très paradoxal donc, qui ne s’inscrit ni dans la réalité ni dans le texte. Le roman s’ouvre d’ailleurs sur un meurtre qui a tout du conte mythologique, celui d’un homme par les mains d’un autre homme avec lequel il partage des liens de sang mais aussi l’amour charnel d’une femme, cause de sa perdition. Un châtiment brutal, animal, qui remonte à la nuit des temps.
 
L’agonie longue et douloureuse d’un homme qui tarde à mourir :
 
Il me semblait avoir laissé un enfant ; je ne connaissais plus sa voix.  Ses plaintes avaient grandi.  Elles n’étaient plus criées, mais râlées, raclées du fond du ventre, dépouillées d’une dernière pudeur, à vif ; on croyait percevoir le froissement de l’air du plateau lorsqu’elles le traversaient. On en était gêné. 
 
L’indifférence des membres de la famille qui attend patiemment qu’il trépasse enfin :
 
 Nous l’avions attendu si longtemps ; j’en rêvais la nuit.  Je rêvais qu’il était arrivé ce qui devait nous rendre libres. 
[…]
Qu’est-ce que c’était que la mort de Jérôme ? Jérôme qui criait là-haut, comme notre commencement de liberté, ce n’était pas beaucoup.
 
Ce meurtre fait suite à la délation de Françou, qui révèle à son frère cadet Nicolas que sa femme Clémence couche tous les soirs avec leur oncle Jérôme.  Il s’inscrit d’emblée dans la passion fraternelle :
 
Pour la première fois, je trouvais de la grandeur à mon frère Nicolas. Sa chaleur sortait en vapeur de son corps et je sentais l’odeur de sa sueur. Elle était la nouvelle odeur de Nicolas. Il ne regardait que Jérôme. Il ne me voyait pas. J’avais envie de le prendre dans mes bras, de connaître de plus près l’odeur de sa force. Moi seule pouvais l’aimer à ce moment-là, l’enlacer, embrasser sa bouche, lui dire : « Nicolas, mon petit frère, mon petit frère.  
 
Un meurtre fondateur qui soude les membres de la famille : « nous étions ensemble comme jamais. »
 
Et puis il y a Tiène, cet homme étranger au clan mais qui s’installe dans la demeure :
 
Pourquoi est-il si désirable, si déroutant, tellement empli de silence que toute parole prononcée en sa présence est un mensonge ?
 
De profil, il était si beau que ses traits semblaient s’arracher de vous dans la douleur. 

La passion destructrice de son jeune frère Nicolas pour Luce :
 
Elle bondissait là, tout de suite, sans honte.  Elle venait dans un élan si fougueux qu’elle forçait la honte, à peine née, à se terrer, honteuse d’elle-même.  Elle voulait Nicolas sans attendre, tout frais encore du meurtre de Jérôme, tout maladroit de la liberté du départ de Clémence.
[…]
Ce n’était plus le même frère. Je le gênais vaguement. Il ne savait plus que regarder, que dire, comment se servir de ses mains pour boire et manger.  Une joie dangereuse l’étouffait ; elle giclait parfois de lui dans un mot, dans un rire, dans un geste qu’il n’avait pas su retenir.  J’avais l’impression qu’il pouvait en mourir.
[…]
Et c’est pourquoi, très loin, au-delà de ma joie, je me sentais un corps triste, sans frère.
D’un côté la passion et la révélation des sens, de l’autre un ennui incommensurable, une vision désespérée de la vie, une indifférence qui lorgne parfois du côté de L’étranger de Camus.
Le thème du double, de l’inceste, de la passion amoureuse, de la fatalité, de l’argent qui manque mais aussi celui du deuil, du manque de confiance en soi, du manque de l’autre, la solitude et la nostalgie du temps qui passe.
 
Comment Tiène peut-il m’aimer ? Je me suis sentie âgée de cent ans, je suis née en des jours malheureux et je n’ai pas la force et je n’aurai jamais l’idée d’espérer quoi que ce soit pour moi seule.

Comment Tiène peut-il me désirer de son visage que l’on hume comme un bois frais du matin ? Moi, qui suis laide, pourquoi veut-il me forcer à sourire ?

Une sourde mélancolie, un vide incommensurable, un creux sans fond :
 
Tout est déjà passé. Tout est déjà passé de l’autre côté, déversé dans le gouffre où les jours s’entassent lorsqu’ils ont été vidés, et la mort de Jérôme, et ma vie qui traîne le long des années et de mon âge sans y entrer jamais.
 
(…) j’avais un corps resté tout jeune encore à travers d’épaisses et anciennes fatigues.
 
Je n’étais personne, je n’avais ni nom ni visage.  En traversant l’août, j’étais : rien. Mes pas ne faisaient aucun bruit, rien n’entendait que j’étais là, je ne dérangeais rien.
 
Des journées, des journées entières, du soir au matin, combien il a fallu en user pour arriver à cette après-midi.  On n’a rien à faire.  On n’a rien sous la main.  Que la mer toujours pareille.  On croit toujours que c’est aujourd’hui qu’on est le plus seule.  Mais ce n’est pas vrai, on l’est tous les jours davantage.
 
Puis la mort qui s’invite, comme à l’affût, toujours à guetter sa proie :
 
Elle aura le museau glacé des jeunes chats, une respiration brûlante. On se regardera enfin de tout près.
 
« La vie tranquille », deuxième roman dédicacé « à ma mère », est nettement meilleur que son premier roman « Les impudents », que ce soit dans l’élaboration des textes que  la richesse et la complexité des thèmes abordés.

 

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