jeudi 30 décembre 2010

Crime et châtiment de Fédor Mikhaïlovitch Dostoïevski


Attention ! Ce billet comporte plusieurs spoilers !!!

Il y avait une idée étrange qui lui poussait, à coups de bec, à l’intérieur du crâne, comme un poussin qui voudrait naître, une idée qui l’occupait beaucoup, vraiment beaucoup.

Et si les humains se divisaient en deux catégories : les gens ordinaires, qui sont dans l’obligation de vivre dans l’obéissance et dans l’interdiction d’enfreindre les lois, et les gens extraordinaires, qui ont le droit de commettre tous les crimes possibles s’ils justifient une amélioration future pour l’humanité ?

Et si l’action d’un grand homme se mesurait par sa raison et sa volonté ? Et si un meurtre n’était pas un crime s’il était précédé de raisonnement et de réflexion ?

[…] la destruction du présent au nom d’un avenir meilleur.

C’est le droit au crime qui est posé ici, le droit de transgresser pour accomplir un noble but, de quitter les ornières toutes tracées, de franchir les limites, d’enfreindre les interdits. La fin qui justifie les moyens, aussi tragiques et criminels soient-ils. Le droit d’être au-dessus des lois ?

Raskolnicov, homme vaniteux et orgueilleux, pense faire partie de cette catégorie de gens supérieurs qui consciemment, raisonnablement et posément peuvent poser des actes criminels.

Depuis qu’il a abandonné ses études et son emploi secondaire, il n’a plus un sou devant lui et ne sait plus payer son loyer. Plutôt que de continuer à donner des leçons ou partir chercher du travail pour gagner un salaire qui le nourrira et le logera, Raskolnikov préfère « réfléchir ». Si ce n’est que la réflexion chez Raskolnikov se rapproche plus de la rumination que du discernement…

Et ce n’est pas la lettre de sa mère qu’il vient de recevoir qui changera la donne : il y apprend que sa sœur Dounia va épouser le riche Loujine afin de soutenir financièrement les études de son frère et, par la suite, lui assurer un poste convenable. Le sacrifice de sa sœur lui semble intolérable et le révolte encore un peu plus, si cela était encore possible…

Car si Raskolnikov ne veut pas du sacrifice de sa sœur : Ce mariage-là, il ne se fera pas, tant que je suis vivant, il refuse tout autant de se sacrifier lui-même en ne cédant pas aux pressions familiales. Car la contrepartie du mariage de sa sœur est plus que contraignante : il se doit d’épouser le destin tout tracé qu’elles lui demandent de suivre sans vraiment lui demander son avis comme terminer ses études universitaire, devenir l’associé de cabinet du futur beau-frère. Et pourquoi pas devenir une homme riche, honoré, respecté et qui sait, couvert de gloire quand il terminera sa vie ?

Raskolnikov n’accepte donc pas plus le projet du mariage de sa sœur que celui de se laisser enfermer dans ce destin tout tracé du premier-né. Une question demeure donc : est-ce vraiment raisonnable de se sacrifier à ce point là ?

Raskolnikov réfléchit donc beaucoup, et au plus il rumine, au plus il éprouve un certain plaisir à se torturer et à se narguer lui-même avec ses questions. Mais il y a un temps pour tout, et le temps des réflexions cèdent enfin la place au temps de l’action :

[…] il fallait obligatoirement faire quelque chose et, ce, là, tout de suite, le plus vite possible. Il devait absolument se décider à quelque chose, même à n’importe quoi, ou…
Ou, refuser la vie complètement ! s’écria-t-il soudain dans un état second, accepter son destin avec obéissance, tel qu’il est, une fois pour toutes, étouffer tout en soi, en renonçant à tout droit d’agir, de vivre et d’aimer !

C’est toute la question du libre-arbitre qui est posée ici.

Et si la mort de la vieille usurière, femme stupide et méchante qui fait du mal à tout le monde, pouvait sauver des milliers de vies humaines ? Un seul petit crime pour une cause commune honorable ? Juste une question d’arithmétique finalement.

Le temps de rumination cédant la place à l’action, Raskolnicov exécute sauvagement la dite usurière à la hache, ainsi que la sœur de cette dernière qui avait eu la mauvaise idée d’être présente au mauvais endroit au mauvais moment.

[…] je n’ai pas tué un être humain, j’ai tué un principe !

j’apporte, n’est-ce pas, ma petite brique au bonheur commun, et, donc, j’ai le cœur tranquille.

Il réussit à s’enfuir sans se faire repérer mais la raison de Raskolnicov vacille complètement après ce crime : fiévreux, délirant, il sombre plusieurs fois dans l’inconscience. Convoqué au bureau de police parce qu’il ne paye plus son loyer depuis des mois, on sent bien qu’il ne faudrait pas grand-chose pour qu’il passe immédiatement aux aveux.

Même la pensée et la réflexion n’arrivent plus à le soutenir psychiquement :

Il sentait en lui-même le plus grand désordre. Il avait peur de ne pas pouvoir se maîtriser. Il essayait de s’accrocher à quelque chose, de penser à quelque chose, quelque chose de tout à fait fortuit, mais ça ne marchait pas du tout.

Les mécanismes défensifs habituels de Raskolnicov s’effondrent et ne sont plus de taille pour contenir son angoisse, il n’est plus dans la réflexion, dans la rumination et les pensées obsédantes mais bien dans la sensation immédiate.

[…]La peur qu’il avait ressenti l’avait repris tout entier, des pieds jusqu’à la tête.

[…] je me suis mis au supplice, je me suis déchiré moi-même, et je ne sais pas moi-même ce que je fais

[…] je vais guérir et… je vais arrêter de me déchirer… Et si, d’un coup, je ne guérissais plus ? Mon Dieu !

[…] il venait comme de se couper des autres d’un coup de ciseaux

[…]La peur, comme de la glace, lui avait enveloppé l’âme toute entière, l’avait mis au supplice, pétrifié…

Il y aura un avant (ses pensées d’avant, ses impressions d’avant, ses tâches d’avant) et un après le meurtre, car être un sauveur de l’humanité, même en passant par la petite porte, n’est pas facile à prendre sur soi, et ce au grand désarroi de Raskolnicov qui a bien du mal à assumer ce sang versé pour "cause commune" ou ce sang "en conscience".

Le temps de la souffrance est à son comble et amène tout doucement celui de l’expiation et du châtiment… mais Dieu existe-il ?

Il est beaucoup question de lourdeur et d’oppression dans ce roman : pesanteur du poids à porter sur les épaules, chemin de croix difficile, lourdeur de la langue (« il a la langue lourde » pour parler d’une personne qui bégaie), chaleur et odeurs étouffantes, poids de la culpabilité, le regard lourd etc

Outre cette lourdeur, c’est toute la thématique de la transgression qui prend une importance considérable : franchir la limite, aller au-delà mais aussi et surtout faire le pas, aller à la rencontre de, prendre le chemin.

Le droit de tuer pour servir ses convictions ... théme toujours d'actualité et tellement bien traité par l'auteur, qui excelle dans la description des tourments et la fragilité de l'être humain, pour qui la folie n'est jamais loin.

C’est aussi toute la question de Dieu qui est posée. Car malgré l’incroyance de Raskolnikov, le roman est truffé de références bibliques et le héros lui-même prend souvent un visage christique, notamment lorsqu’il va porter sa croix (cf le passage où il se rend chez Sonia afin qu’elle lui donne sa croix de cyprès – la croix du peuple) avant d’aller se dénoncer à la police sans omettre aussi toutes les nombreuses références à la croix et au prix du sang.

Même référence aux évangiles avec les thèmes chrétiens du sacrifice, de la rédemption et de la résurrection. Même Sonia, la jeune fille contrainte de se prostituer pour nourrir sa famille et qui devient en quelque sorte l’ange protecteur de Raskolnikov, fait référence à Marie-Madeleine, sœur de Lazare (Lazare est une figure majeure de ce roman, cf le passage des évangiles sur la résurrection de Lazare). Autant Marie-Madeleine fut le premier témoin de la résurrection de Jésus, autant Sonia sera le premier témoin de la résurrection de Raskolnikov.

On pense aussi aux apôtres à propos de la fidélité et du soutien sans faille (aveuglément malgré la folie de Raskolnikov ?) de son ami Razoumikhine.

Comme dans les évangiles, c’est le souffle de la parole qui sauve comme le fait de se dénoncer à la police plutôt que prendre le chemin du suicide, c’est se sacrifier pour mieux ressusciter…

A ce propos, les notes du traducteur André Markowicz sont très intéressantes : il existerait en russe une langue biblique, proche de la langue du peuple, à laquelle la langue de « Crime et châtiment » fait toujours référence. Cette langue biblique n’existant pas en français, à part quelques expressions toutes faites, il nous est plus difficile d’en voir la marque et d’y trouver les références multiples à tel ou tel passage de la Bible qui parsèment le récit.

Notons enfin que Raskolnikov ne manifestera jamais de remords d’avoir tué. S’il s’en veut, c’est de ne pas pouvoir assumer son acte mais non celui de l’avoir commis.

Un roman très dense donc, fébrile, torturé et passionné, à l’image de son jeune héros.


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